Le drame commença à se jouer à un réveillon de nouvel an. L’équipe Nightfall faisait la fête dans ses locaux, autour d’une énorme tablée (en réalité, la table de réunion, qui était pratique puisqu’elle pouvait accueillir tous les membres, leurs conjoints, la marmaille et même les animaux de compagnie). T-Ray était en train d’expliquer à Beagle qu’il savait dire « pain au chocolat » dans 126 langues et dialectes pour se faire comprendre partout sur ce point en particulier et qu’en Bulgarie, on disait shokoladov khlyab, mais que dans une région du sud-ouest du pays, on disait shokoladovtine et qu’on était mal reçu si on avait le malheur d’utiliser la formule courante quand une voix ferme et sentencieuse s’éleva : « tu quoque fili! ».

Toutes les discussions cessèrent instantanément. Des enfants en bas-âge se mirent à pleurer et une femme enceinte perdit les eaux (Mulk et Rémissa s’empressèrent de l’aider à quitter la pièce ; Mulk revint moins de deux secondes plus tard en hurlant que le bébé sortait déjà et qu’il lui fallait une bassine pour le réceptionner, mais personne ne lui répondit). Tous étaient figés, le regard braqué sur Beagle qui ne savait plus où se foutre et qui était prêt à perdre les eaux à son tour si cela pouvait lui offrir une porte de sortie. Parce qu’il savait très bien ce que signifiait ce « tu quoque fili ». Il lui fallait rédiger une kro-x du deuxième album d’AVALAND, groupe de Jeff et les mots ne lui venaient pas.

- Oh moi les fruits à coques… tenta-t-il désespérément.
- Te fous pas de ma gueule, tu bouffes des noix de cajou depuis que tu es arrivé. Allez, je compte sur toi, tu me fais ça rapidement, hein ?

Ce qui nous ramène à aujourd’hui, été caniculaire 2025, un an et demi après la demande du chef. Les locaux étaient climatisés, mais cette dernière était un brin capricieuse. Enfin, Beagle transpirait tout ce qu’il pouvait, Jeff allait découvrir sa kro-x et il voulait être loin, très loin d’ici. Tout le monde s’installa autour de la table, sauf lui.

- Des cafés ? Du thé ? Une moussaka ? Demanda-t-il à l’assemblée.
- Ah non, tu restes avec nous ! Je vais lire ta kro-x à voix haute. Positron a qu’à aller faire les cafés, de toute façon, il ne fait guère plus…
- Je réfléchis à un concept de chroniques non verbales, se défendit l’intéressé en se levant pour pour aller au distributeur de boissons.
- Assieds-toi Beagle, fit Jeff, je vais commencer. (Il s’arrêta un instant et s’adressa à l’ensemble de l’équipe) : vous savez que j’adore ce gars ? Allons-y !
- Je vais peut-être aider Positron, on est nombreux, balbutia Beagle qui espérait pouvoir mettre un maximum de distance entre Jeff et lui.
- Mais non mais non ! Allez, je commence : «  Ce nouvel AVALAND, je l’ai attendu. » Ah ça commence bien ! Bon bon bon… « Je l’ai attendu, mais je ne saurai dire vraiment pourquoi. Parce que je n’étais pas pleinement satisfait du premier effort, qui tricotait dans un sens, mais avec des mailles mal dégrossies par moments ? Parce que j’en espérais beaucoup, trop certainement ? Parce que la déception à l’arrivée est douloureuse. » Ah ben d’accord, déception, carrément ! Et pourquoi donc ?
- Ben lis puisque tu es devant, souffla Beagle en se prenant la tête dans les mains.

« Déjà la pochette tourne au cliché. Je voyais ORDEN OGAN nous en pondre une dans le style et en même temps j’ai eu l’impression de l’avoir déjà vue avec des logos quasi similaires sur d’autres disques qui tapent dans des genres avoisinant. Je sais, il ne faut pas se fier à la pochette, mais… Le mais terrible et accusateur qui plane et qui tombe tel un couperet, forcément lourd de sous-entendus négatifs. Et ce mais c’est qu’à pochette générique, disque générique. » Ben putain… J’espère que je vais trouver du positif, parce que là, c’est mal parti… Bon, je continue… « AVALAND ne se cache pas, il nous dévoile d’entrée de jeu et son introduction en simili cuir qu’il manque de personnalité, pour ne pas dire que c’est un groupe placebo pour les nostalgiques de la grande période d’AVANTASIA. »

Jeff se tut un instant pour lancer un regard assassin à Beagle qui glissait de plus en plus sous la table, face aux collègues qui essayaient de prendre la même direction que lui. La tension était montée d’un cran.

« Alors on ne peut pas nier qu’AVALAND soit efficace. Ça… Mais une fois qu’on gratte le vernis, on se rend compte que dessous, c’est du creux, du vide. Même si c’est intentionnel, les claviers sonnent affreusement kitsch, un refrain comme celui de "Out Of The Fog" devrait être interdit en 2023, encore plus en 2025. Le muscle ? Comparable à ceux qui font de la gonflette en salle de sport, ce n’est que de l’esbroufe. Le verbe ? Là… Bon, disons que l’accent franchouillard, quand c’est Bernie Bonvoisin qui s’égosille sur un album de TRUST en version anglaise... Ici, ça devient un brin gênant. Sur l’essai précédent, ça passait, mais ici, je n’entends que ça. En gros, si Madie et Angèle n’étaient pas là pour relever le niveau, on serait comme dans une bande dessinée de Gotlib où ses personnages essayent de parler anglais. »

- Héhéhé, ricana Fenryl.
- Je peux savoir ce qui te fait rire ? Demanda sèchement Jeff.
- Euh… Gotlib. J’ai l’image en tête et…
- Mais dis-moi, tu ne l’as pas kro-xé ce disque toi non plus ?
- Allons, un peu de sérieux, je ne saurai pas comment l’appréhender, c’est pas ma came.
- Grumpf… Je continue de lire ce torchon…

« Et ce qui est le plus terrible, c’est l’absence d’émotions. Il n’y en a pas. Le chant trop poussé l’annihile, les mélodies sont vites noyées sous des assauts de guitare déjà entendus. "Kingslayer" est un plantage en règle par exemple. Déjà, il faut se méfier avec certains titres donnés aux compositions, parce qu’elles peuvent en évoquer d’autres et là, instinctivement, j’ai fait le rapprochement avec le "Kinslayer" de NIGHTWISH et y a pas photo, les Finlandais ont su apporter du relief, de l’emphase, de la puissance et une forte personnalité. AVALAND ? Non. Et aujourd’hui, la seule émotion que je ressens en écoutant ce disque, c’est une pensée émue pour Bruno Ramos qui tape le solo sur "You’ll Be The Legend" ». Bordel, là c’est moi que tu émotionnes et pas dans le bon sens, glapit Jeff en secouant ses mains devant le visage.

« En gros, AVALAND, sur ce deuxième album, c’est du vent. Et c’est long comme bourrasque. Plus d’une heure au compteur, pour un truc qui n’a pas réussi à m’interpeler une seule fois malgré de nombreuses écoutes ; les premières où j’étais excité comme un gamin le matin de Noël, les dernières comme un jour où l’on se rend à un enterrement d’une arrière grande tante qu’on a pas connu : avec une indifférence crasse. Et aucune magie n’intervient pour apporter la révélation. D’un 3 initial, on finit par chuter. Si j’avais attendu plus longtemps, on serait encore plus bas. Et encore une fois, s’il y avait de la vraie émotion, ça sauverait un peu l’ensemble, mais non. J’en ressens plus en voyant un hérisson écrasé sur la route ». Putain, je vais le tuer.

- Mais dis-toi qu’on ne va pas dire qu’il y a conflit d’intérêt si je te scalpe alors que tu es le boss de NIME, gémit Beagle.
- Je vous ai déjà dit que je le déteste ce gars ? glapit Jeff en s’adressant aux autres. Allez, vous le choppez, vous l’abattez, vous envoyez une carte à la veuve et aux orphelins, je ne veux plus entendre parler de lui.
- C’est un peu extrême, non ? tenta Storm. Il ne fait que donner son avis…
- Oui, effectivement. Envoyez-le en exil. En Ardèche Sauvage. Personne n’y est jamais revenu. Exécution !

(à suivre...)